~Les « sacrifices d'amour » de l'Oeuvre de Miséricorde
Il existe une mystique de la masturbation, comme nous l'avons vu dans le culte du Phallus des premières civilisations. Cette mystique n'a pas disparu avec le christianisme, et a même pris une forme nouvelle à partir du monothéisme et de ses rites. Au lieu d'être un geste de libation en l'honneur d'un dieu païen, ce sera un geste de prière, fait en joignant la main au sexe, et non les deux mains ensemble. On pourrait citer divers cas isolés de cette mystique masturbatoire de l'ère chrétienne, comme celui de Samuel Pepys, personnage officiel à Londres sous le règne de Charles II, qui le 24 décembre 1667, lors de la grand-messe de Noël dans la Chapelle de la Reine à Saint-James, au milieu d'une foule compacte, se masturba en contemplant une jolie femme près de lui. Son Journal commente ainsi cet incident : « Dieu me pardonne de l'avoir fait dans la Chapelle !47 » Ce n'était pas son premier écart de ce genre, car le 18 Août précédent, au cours d'une messe à l'église Saint Dunstan, il avait caressé sa voisine si intimement qu'elle avait tiré des épingles de sa poche pour menacer d'en piquer sa main libertine. Dieu ne punit pas les masturbateurs puisque Samuel Pepys, après de telles actions, fut nommé secrétaire de l'Amirauté, membre du Parlement et président de l'Académie royale !
Plutôt que de s'attarder sur lui, il sera bien plus significatif de rapporter un cas collectif, celui des « sacrifices d'amour » de l'abbé Maréchal, car il montrera qu'un groupe d'hommes et de femmes a trouvé licite de s'abandonner à la masturbation religieuse, au temps même où des médecins et des théologiens traitaient l'onanisme comme une maladie et un péché mortel.
Ces événements sexuels étranges se sont passés dans le cadre de l'Oeuvre de Miséricorde, une hérésie née en France au XIXe siècle, et dont le succès inquiéta un moment l'Eglise apostolique et romaine. Le 6 août 1839, Eugène Vintras, trente-deux ans, fabricant de carton à Tilly-sur-Seulle, ayant pour protecteurs un ex-notaire passionné d'ésotérisme, Ferdinand Geoffroi, et un médecin, le docteur Liégeard, voit arriver dans le moulin qu'il habite un mystérieux vieillard qui lui fait des révélations indiquant qu'il est saint Joseph, et que confirme ensuite l'apparition de l'archange saint Michel. Prédisposé à l'illuminisme par une enfance pleine de piété exaltée, Vintras se croit élu pour réaliser l'avènement du règne du Saint-Esprit : « Ce règne est le Règne de l'Amour. L'Esprit Saint va répandre sur le monde régénéré les feux divins d'une charité ardente attendue par tous les hommes ». Il trouva aussitôt des partisans. L'un d'eux, l'abbé Charvoz, curé de Montlouis dans le diocèse de Tours, auteur d'un Précis d'antiquités liturgiques, l'appuya de ses connaissances théologiques. Ce fut lui qui décida que l'Oeuvre de Miséricorde serait dirigée par une Septaine, en expliquant : « La Septaine est symbole des sept dons du Saint-Esprit dont use le Seigneur pour renouveler toute chose dans son amour ». Un bulletin distribué gratuitement, La Voix de la Septaine, diffusa les croyances de la secte.
A tous ses adeptes, Vintras révélait le nom de leur ange gardien, que lui apprenait dans ses visions l'archange saint Michel, et qui servait désormais à les désigner. L'abbé Charvoz devint Amenoraël, le Dr Liégeard Azanaël, Alexandre Geoffroi fils, à qui il dictait ses propos médiumniques, Gehoraël. Vintras lui-même fut Strathanaël, nom qu'il faisait précéder d'une croix dans sa signature, comme les prélats. Sa femme sera Dolphodaël, son fils aîné Laurdaël, archange des séraphins, son fils cadet Birmanaël, archange-chef des douze légions des donataires. Une aristocrate bretonne de cinquante ans, la comtesse d'Armaillé, conspirant pour mettre sur le trône un aventurier, Naundorf, se prétendant le fils de Louis XVI, sera Dhocédoël : « Vintras l'informa que Dieu avait, dans le ciel, prononcé l'union mystique de Strathanaël et de Dhocedoël, union nullement incompatible avec sa situation conjugale de prophète, puisque purement intellectuelle. Les nouveaux époux seraient l'Adam et l'Eve du monde régénéré48 ». Dès lors la comtesse d'Armaillé dormira dans un lit à côté de celui de Vintras et de sa femme, et l'on peut s'imaginer son état d'âme quand ceux-ci avaient des rapports conjugaux.
Le baron de Razac, dans les combles de son château de Sainte-Paix, édifia une chapelle où Vintras vaticina devant ses fidèles, quand il ne le faisait pas dans sa propre chapelle de son moulin de Tilly. Les révélations qu'il recevait de l'archange saint Michel et de saint Joseph (qu'il était le seul à voir) lui firent créer « la croix de grâce » que chacun porta à son cou, et le credo de la secte. Bientôt des miracles eurent lieu dans sa chapelle, où s'élevaient soudain des parfums et de la musique, notamment celui des « hosties ensanglantées » : les hosties dont il se servait pour la communion se couvraient inexplicablement de sang frais. Il y avait là un truc de magicien, comme en usent souvent les médiums et les illuminés, en se croyant autorisés par Dieu à la fraude.
Vintras éveilla une telle crédulité dans le clergé chrétien que l'abbé Héry, curé de Vandargues dans l'Hérault, lui envoya de sa paroisse cinquante francs, en lui demandant : « 1) le nom de mon ange gardien 2) le nom d'ange de mon frère Martin Fénelon à quel ordre dans le ciel appartient mon père décédé ». Vintras précisait en effet si l'ange, selon son ordre, était trône, puissance, invincible, principauté ou archange49. Ainsi la bonne de l'abbé Maréchal était Xirphaël, chérubin. La quantité de demandes de ce genre, accompagnées de dons d'argent, firent accuser Vintras d'escroquerie. En réalité, il ne faisait que répondre aux solliciteurs et employait les dons à ses oeuvres pieuses. Mais les autorités, ne pouvant le convaincre de menées subversives pour remplacer Louis-Philippe par Louis XVII, ni le punir de faire des prières et des miracles, ne trouvaient que ce moyen de le neutraliser et d'interrompre l'exaltation religieuse qu'il suscitait. Arrêté en avril 1842, Vintras fut condamné à cinq ans de prison au terme d'un procès où l'on grossit exagérément les charges contre lui.
Vintras avait pour homme de confiance l'abbé Maréchal (Ruthmaël de son nom d'ange), un prêtre de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, où sa mère avait été loueuse de chaises, mais qui s'en était retiré pour vivre à Saint-Cloud chez deux vieilles filles, les demoiselles Garnier, Victoire et Joséphine, autrement dit Generaël et Belmanaël. Il s'attendait à être nommé cardinal quand Louis XVII régnerait. Durant l'emprisonnement de Vintras, ce fut lui qui dirigea le moulin de Tilly-sur-Seulle et assura la spiritualité de la secte, étant mieux qualifié que le prophète pour dire la messe. Bientôt le beau-frère d'une participante, Adrien Gozzoli, averti de ce qui s'y passait, fit une enquête aboutissant à un pamphlet, Les saints de Tilly-sur-Seulle, où il dénonça les « sacrifices d'amour » de l'abbé Maréchal.
Tout de suite, l'abbé Maréchal déploya une passion extraordinaire pour inculquer à ses fidèles que le règne du Saint-Esprit serait le règne de l'Amour : « Il célébrait la sainte messe en sanglotant de la façon la plus bruyante. Le saint sacrifice terminé, il se jetait sur chacun des assistants, sans distinction de sexe prodiguait des étreintes qui ne finissaient pas. Il criait, toujours pleurant et sanglotant : « Amour ! Amour ! Amour ! » et tous de répéter ce mot et tous de l'imiter dans ses tendres démonstrations50». L'abbé Maréchal ne tarda pas à recevoir des communications du ciel, comme Vintras : « Il se mit à donner des consultations prophétiques pendant les nuits. Il les donnait dans sa chambre, couché dans son lit, les yeux fermés et grimaçant d'extase. Il avait le soin de les annoncer dans le jour et de désigner ceux auxquels il serait permis d'y assister ».
Ce fut en état de transe, comme s'il transmettait un message de l'archange saint Michel, que l'abbé Maréchal leur enseigna ce qu'il appelait « La sainte liberté des enfants de Dieu » qui consistait à se masturber non par vice mais par vertu, en prenant le Très-Haut à témoin de son acte, fait pour se délivrer d'obsessions sexuelles pouvant conduire au stupre ou à l'adultère. Il vantait la masturbation comme « un moyen de tuer la concupiscence », il affirmait que ce geste plaît beaucoup à Dieu « quand on élève son âme vers lui, et quand on se met en sa sainte présence pour le commettre »51.
Cette doctrine n'était évidemment pas accessible à tous, c'est pourquoi l'abbé Maréchal sélectionna au confessionnal, en écoutant les aveux des pécheurs, ceux qui étaient aptes à la pratiquer. S'il constatait qu'ils étaient « parvenus au degré », c'est-à-dire ouverts à sa conception, il leur apprenait que la masturbation est un sacrifice d'amour : « Ce sacrifice est, selon l'abbé Maréchal et ses adeptes, un des actes les plus agréables à Dieu que puissent commettre les enfants bénis de son oeuvre. Il est recommandé à ceux qui se sentent de la sympathie l'un pour l'autre de l'offrir ensemble très souvent. Chaque fois qu'ils le font, ils sont sûrs de créer un esprit dans le ciel. Offert isolément, il n'a plus cette puissance52».
Pour prouver la véracité de ses dires, l'abbé Maréchal paya de sa personne. Il commença par séduire une fille de seize ans, Marie ( la belle-soeur de Gozzoli ), et après avoir passé une nuit dans sa chambre à se masturber avec elle, il dit à Joséphine, la vieille fille surnommée Belmanaël : « Cette enfant a franchi la barrière : veux-tu la franchir aussi ? » Elle ne se le fit pas demander deux fois : « La demoiselle Joséphine, qui a quarante-huit ou quarante-neuf ans, accepta la proposition avec enthousiasme et devint, à dater de ce moment, l'un des auxiliaires les plus zélés du confessionnal53». Joséphine-Belmanaël manifesta une ferveur intense pour se masturber et convertir les autres à la masturbation : « Une jeune paysanne de Tilly, sortant du confessionnal et encore tout étourdie de ce qu'elle venait d'y entendre, passa presque immédiatement aux mains de la demoiselle Joséphine G., qui se hâta de l'initier aux pratiques de la plus honteuse débauche ». L'abbé Maréchal couvrit ainsi de son autorité religieuse une activité qu'à cette époque on évoquait avec horreur : « Le vice le plus dégradant, celui qui a son nom dans la langue médicale comme il a son nom dans la langue obscène est devenu le pain quotidien de plusieurs de ses pénitents et de ses pénitentes54».
Adrien Gozzoli se lamente sur le comportement de Marie Geoffroi, nonobstant ses seize ans : « Je sais que la jeune fille dont je suis le parent par alliance, familiarisée avec toutes ces infamies, qui sont devenus autant d'impérieux besoins pour elle, a commis le crime avec chacun des coupables tour à tour et d'habitude, avec le prêtre plume frémit en le retraçant... avec son propre frère ! » En effet, Alexandre Geoffroi, clerc d'huissier, secrétaire de Vintras qui lui a dit qu'il était Géhoraël, l'archange-chef des vertus, voulant convaincre une femme de se masturber avec lui se vanta de l'avoir fait avec sa soeur, en précisant : « Ce n'était pas pour ma satisfaction personnelle, c'était pour soulager Marie ». On peut le croire, car Geoffroi fils était prudent. A une dame de Caën lui demandant : « Qu'est-ce donc que votre sacrifice d'amour ? », il éluda la question plusieurs fois, et finit par répondre : « Ah ! si l'on croyait que vous puissiez le comprendre, on vous le dirait bien, mais non ».
L'ex-notaire Geoffroi père et sa femme, à l'indignation de Gozzoli, laissèrent leur fille faire tout ce qu'elle voulait. C'est que l'abbé Maréchal, dans une extase nocturne, apprit du ciel qu'elle épouserait le fils de Naundorf, quand il deviendrait Louis XVII, et qu'elle serait ainsi la Dauphine, future reine de France : « La jeune fille et ses parents pleuraient de joie, puis ils se hissèrent sur d'immenses échasses. La prophétie fut acceptée pour indubitablement divine ».
Les séances d'onanisme collectif avaient lieu au moulin, qui comportait une salle de réunion, et au premier étage, auquel on accédait par un escalier de bois, une vaste chambre servant aussi de chapelle avec un autel du Sacré Coeur de Jésus, un autel de la Vierge, et un autel surmonté d'une statue de saint Michel « armé de pied en cap ». Contre un mur, deux lits côte à côte étaient ceux du couple Vintras et de la comtesse d'Armaillé, l'Eve nouvelle. Gozzoli dit : « Si les murs de cette salle pouvaient parler, quels incroyables détails ils raconteraient sur les orgies mystico-lubriques qu'ils virent ! » Il faut toutefois considérer que les participants n'avaient pas l'impression de commettre une action scandaleuse. Ils portaient tous la « croix de grâce » pendant sur la poitrine, une croix blanche, « signe de pureté et d'innocence », attachée à un cordon rose, « symbole de joie et d'amour ». Saint Joseph, dans une révélation à Vintras, avait prescrit d'y joindre un ruban bleu brodé de ces mots : Marie est vierge, immaculée, pure et sans tache. Il est évident que Marie Geoffroi, ornée d'un tel ruban, ne croyait pas pécher en se manuélisant avec autant d'ardeur.
Une jeune femme mariée vint de la Sarthe, envoyée par son mari pour s'informer sur le règne du Saint-Esprit, et ne tarda pas à se livrer à un sacrifice d'amour avec Ruthmaël :
Cette jeune dame, qui passa une dizaine de jours à Tilly, en juillet 1845, fut tellement fascinée par l'abbé M., qu'elle s'attachait à lui, pendant toutes les heures du jour, comme l'ombre est attachée au corps qui la produit. Elle le suivait en tous lieux comme un chien suit son maître. Il lui arriva une fois de rester enfermée douze heures entières avec ce corrupteur dans la salle du cénacle. C'est à l'occasion de ces douze heures, consumées en sacrifices d'amour et autres lubricités, qu'un des acolytes de l'abbé écrivait à des croyants : « Le père vient d'avoir douze heures d'extase !55.
L'étude du Cantique des cantiques justifiait leur croyance, selon Gozzoli : « Il n'y avait plus de désirs impurs pour eux purifiait et les sanctifiait tous agréable ». Ils en étaient venus à penser que la masturbation est une action purificatrice qui met en fuite les démons. C'est ce qui motiva le comportement de la jeune femme mariée de la Sarthe, durant son séjour parmi « les saints du vallon » :
Les sens de cette pauvre créature, excités et irrités sans relâche par le prêtre impudique, la jetaient dans un état d'agitation fiévreuse presque permanent. Un jour qu'elle était dans cet état plus fortement que de coutume, elle se saisit d'une chaise, et la brandissant d'une main nerveuse, elle menaça d'exterminer tous les démons de l'enfer avec cette arme improvisée. Ensuite, frappant du poing et des pieds sur l'autel, elle criait, ou plutôt elle hurlait d'une voix éclatante, mais nullement céleste, qui dut tirer de leur sommeil les paisibles habitants de la butte voisine : Anathème à Satan ! Amour éternel à Jésus-Christ !56
Ce qu'il y a de plus curieux, dans l'affaire de Tilly-sur-Seulle, c'est qu'il n'y s'agit que de masturbation. On ne peut y soupçonner des scènes de débauche comparables à celles du Portier des Chartreux. Il n'y a pas eu là de fille engrossée, comme en d'autres scandales impliquant des prêtres. Les adeptes s'embrassaient continuellement au nom du Saint-Esprit, et s'isolaient parfois pour se masturber deux à deux, couchés côte à côte, ou l'un en face de l'autre. Il est probable qu'il y eut des cas de masturbation de l'homme par la femme ou l'inverse. Un célibataire de trente-six ans, Hippolyte B., ayant fait voeu de chasteté, était réticent au sacrifice d'amour : « On s'y prit de toutes façons pour faire capituler cette forteresse rebelle. On alla jusqu'à attaquer ses sens par des moyens semblables à ceux qu'emploient des prostituées ». Traduction : une soeur lui a prêté une main complaisante pour l'amener au plaisir. Une anecdote exprime que la petite Marie avait ce genre d'initiative sans vergogne :
C'était dans la salle basse qui conduit à la chapelle : l'abbé M., la demoiselle Joséphine G., la dame G., sa fille Marie, une jeune paysanne de Tilly et deux autres personnes étaient réunis dans la salle basse au-dessus de laquelle est situé l'appartement connu sous le nom de chambre-chapelle. On conversait. Tout à coup, au milieu de la conversation, sous les yeux même de sa mère, la jeune Marie s'approche familièrement de l'abbé et met la main sur lui à l'intérieur de ses vêtements. - A ce geste, à cet acte que les malheureuses livrées au vice par état ne commettraient pas devant témoins, la dame G. ne profère pas une parole, ne fait pas un mouvement. Quant au prêtre, il dit en souriant : - « C'est la simplicité de l'enfance ! » - Il ne voyait dans cette action obscène, osée devant plusieurs personnes, que la simplicité de l'enfance ! et la mère de la jeune fille était de la même opinion !57
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